Sous les Auspices de la Nature Sacrée, sous la Protection du Prophète des Forêts

CARBONARI et CHARBONNIERS

de Régis Blanchet

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Introduction

Quitte à mieux percevoir les racines profondes et antiques qui feront bourgeonner au début du XIXe siècle la société très secrète des Carbonari, il faut aller en amont sur plus d’un millénaire et tenter de comprendre ce que « forêt », « bois » et « charbon » signifient sur les plans culturel et philosophique, mais aussi religieux et politique, éventuellement économique.

La structure antique de la « pensée de la forêt » est antérieure à l’Empire romain et recouvrait toute l’Europe celtique tant atlantique que germano-scandinave et l’ensemble des régions balkaniques. Une étude archéologique et anthropologique des trois périodes de La Tène et de la civilisation de Hallstatt (bassin autrichien actuel entre 500 et 200 av. J.-C.) nous montre une société pré-industrielle forte et brillante dont la structure sociale repose sur des clans disséminés au sein des forêts (33).
Les seules concentrations humaines notables sont industrielles (travail de la métallurgie et du bois) et commerciales (échanges saisonniers entre les clans) (31).
Il y avait aussi des sanctuaires religieux plus ou moins importants ayant une activité sacrificielle variable suivant les lieux et les époques mais qui, de toute évidence, peuvent être considérés comme des points de concentration occasionnels (35).
Pour le reste, les populations étaient formées de clans installés dans des clairières forestières et parfaitement indépendants les uns par rapport aux autres. Quand un clan devenait trop important, il essaimait, se scindait en deux, et une nouvelle clairière était mise en place à une distance respectable de la première afin que les intérêts des deux clans n’entrent pas conflit. Ainsi de véritables royaumes claniques se constituèrent (32).
Chaque clan avait un chef militaire et un chef religieux, et les deux ensemble formaient une puissante clé de voûte « druide-roi ».
L’alimentation reposait sur le glanage forestier (racines, plantes, fruits), sur un petit élevage (porcins, ovins principalement) et un peu d’agriculture. Les produits de la chasse, et de la pêche pour certains, tenaient aussi une part importante dans l’alimentation des clans celtiques.
Les activités pré-industrielles de ces clans étaient parfaitement déterminées par la forêt elle-même et se concentraient sur trois métiers très communs: le bois, le charbonnage et la métallurgie. Notons enfin qu’une de leurs « spécialités », la pharmacopée, était connue de tout le Bassin méditerranéen dès le début de l’âge du fer (1000 av. J.-C.) et que nombreux furent les Grecs pythagoriciens qui vinrent en Gaule pour y être initiés (36).
Ces clans celtiques entretinrent de très riches échanges commerciaux avec leur environnement. Spécialistes de la métallurgie, ils avaient une connaissance approfondie des ressources minérales généralement affleurantes (38 et 39). La Bretagne armoricaine et la Cornouaille fournirent en lingots d’énormes quantités d’argent, de plomb et d’étain, surtout aux Phéniciens, peuple maritime méditerranéen, qui les répartissaient ensuite vers les demandes ponctuelles des cités et nations en croissance.

Un certain choc de civilisations eut lieu quand la Rome impériale et méditerranéenne se mit à vouloir fédérer dans son influence les Gaules, la Germanie et les futures îles Britanniques jusque-là appelées les « Îles au Nord du monde ».
En ce qui concerne les Gaulois, l’absence de coordination et de logistique des clans celtiques leur firent perdre cette « guerre des Gaules » et les Romains induisirent une nouvelle structure sociale - dont nous sommes encore les héritiers - en fondant des castrum - embryons des cités à venir - et des voies de communication les reliant entre eux. La monopolisation militaire de ces villes et de ces routes créa une « ossature » autoritaire et centralisée qui s’imposa politiquement dans un monde exclusivement forestier et libertaire. De là naquit la confrontation de deux pensées, de deux mondes, totalement différents qui s’interpénétreront sans toutefois perdre leur identité.
D’un côté, nous avions la brillante action civilisatrice de l’Empire romain militaire, puis religieux, dont l’architecture reposait sur le mortier et la pierre.
De l’autre côté, nous trouvions une civilisation forestière parfaitement rodée à ses us et coutumes, basée sur le bois, qui, avec le temps, se mit à renâcler devant les avancées de la « Ville » au nom d’héritages traditionnels plus individualistes (3).
Progressivement, la « Forêt » devint le symbole même de la liberté et de la résistance à tous les impérialismes urbains. Cela est très sensible dans les trois époques du Moyen Âge (10 et 11) jusqu’au XIXe siècle où l’industrialisation et l’extraction de la houille minérale finirent par briser irrémédiablement la chaîne pré-industrielle des clans forestiers: bois, charbon, forge (3).
C’est ainsi que, sans le savoir, les paysans - les pagani - devinrent d’irréductibles « païens » (mot français issu de paganus = paysan) et que leurs héritages culturels devienrent « hors la loi » du fait qu’ils étaient « hors la ville ». Les rapports de force furent constants.

Les Carbonari ont toutes les caractéristiques de la conservation de cet héritage bien fixé dans les inconscients collectifs européens. Ils reprirent le symbole du charbon comme base fédératrice de leur image. Ils se réunirent au sein du monde rural. Ils s’opposèrent fermement, presque dogmatiquement, aux impérialismes religieux (la Rome impériale) et politiques (rois de droit divin); autrement dit, la « forêt » servit encore une fois de lieu de résistance et d’action contre l’impérialisme urbain.
Ils eurent aussi les mêmes défauts que ceux de leurs sources, en péchant par manque d’organisation et de communication tout en oubliant de présenter des alternatives politiques viables.
Leurs actions furent progressistes et émancipatrices, parfois très utopiques, ce qui ne les a pas empêchés de gagner bien des combats, le plus évident étant les fruits de l’action de Garibaldi qui fit perdre au Vatican les États pontificaux au profit de l’unification d’une Italie républicaine en 1870, ou les poussées républicaines qui finirent aussi par aboutir tant en France, en Allemagne, qu’au Portugal. Le carbonarisme est génétiquement rattaché aux convictions républicaines et constitutionnelles et à toutes les expressions libérales du XIXe siècle.

Mais il y eut des étapes intermédiaires entre les clans forestiers d’origine et l’émergence des Carbonari italiens et français du XIXe siècle. Nous allons évoquer rapidement quatre de ces points:
1. Le néo-celtisme universitaire du XVIIe et du XVIIIe siècle (1600-1720)
2. Le néo-druidisme anglais du XVIIIe siècle (à partir de 1717)
3. Le rite forestier français de monsieur de Beauchesne (1747)
4. Le rite français dit d’« Alexandre-la-Confiance » (1760-1790)

1. Le néo-celtisme universitaire du XVIIe et du XVIIIe siècle (12 et 13)

Il est inutile ici de rappeler que la Grande-Bretagne et l’Irlande furent certainement les contrées les moins touchées par la romanisation et qu’elles gardèrent plus facilement les héritages celtiques de leurs anciens.
Afin de limiter les redites passant d’un ouvrage à l’autre, nous conseillons aux lecteurs intéressés de se rapporter aux deux tomes des Collèges d’Oxford au XVIIe siècle (Éditions du Prieuré, 1994). Nous ne ferons ainsi qu’un rappel des données de base.
Par-delà la conservation des archives et littératures celtiques du Ier millénaire qui passèrent progressivement de l’école de Chartres vers Oxford lors du concile de Paris en 1210, lesdites universités d’Oxford devinrent le lieu privilégié d’un enseignement libéral de type platonicien ayant fui devant la pression de l’Inquisition romaine et continentale. Une impressionnante « banque de données » fut ainsi préservée du feu et des saccages.
Le néo-celtisme anglais est avant tout politique et trouve sa première expression autorisée sous le règne d’Henry VIII dès qu’il se sépara de la tutelle romaine en 1535. Ce dernier, afin de réduire les prétentions historiques de Rome qui laissaient croire que tous les peuples du monde étaient issus d’une diaspora des douze tribus d’Israël - et que, par voie de conséquence, tous les commandements bibliques, dont les fiscaux, s’appliquaient au monde entier - mit en place, à Oxford, un collège de scientifiques qui prirent le nom d’Antiquarians.
Comme en même temps, Henry VIII avait forcé à l’exil tous les ordres monastiques catholiques de son royaume, il avait aussi déplacé les archives desdits monastères vers sa bibliothèque royale et vers celle d’Oxford à des fins de préservation. Nombreux étaient les documents relatifs à l’histoire réelle du pays; nombreux étaient aussi ceux relatifs aux anciennes culdées irlandaises ou colombanites. Un gigantesque travail de compilation était à faire. Ce fut la première mission des Antiquarians. Henry VIII voulait prouver au monde et au Vatican que son acte de sécession n’était pas une rupture avec la « Tradition de ses pères », bien au contraire. Cette volonté de recherches des racines celtiques ou saxonnes n’avait qu’un but politique, émancipateur et progressiste, en un mot, très « pré-Moderne ». Ce mouvement réactiva les hérésies, mais aussi la théorie du paganisme (10 et 11).
Ce collège d’Antiquarians, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ne va pas « poétiser » et deviendra au bout d’un siècle d’exercice un véritable fer de lance progressiste considéré comme gênant à partir de l’instauration des Stuarts en 1600. Deux hommes sont à citer: Sir Cotton et John Selden. Le premier, richissime, fonde la Cotton’s Library et son salon rassemble tous les Antiquarians de son temps, mais aussi tous les opposants aux Stuarts. Son but déclaré est une franche opposition politique aux Stuarts qui avaient, à ses yeux, une fâcheuse tendance à se rapprocher de la catholicité continentale; il voyait dans l’Antiquarism la matière idéale pour créer un frein politique sur des bases scientifiques.
Et c’est John Selden, un de ses compagnons et élèves, aussi juriste, qui porta le premier en 1615 devant la Chambre le problème des taxes fiscales de droit divin toujours en vigueur. La nouvelle archéologie avait démontré scientifiquement que les premières taxes anglaises avaient été mises en place par les Saxons au VIe siècle, et non par une tribu d’Israël ayant divagué jusque-là. Toutes les taxes bibliques devaient donc être remises en question. C’est à ce moment-là que les Stuarts interdirent les Antiquarians car ils se mirent à craindre pour leur propre droit divin légitimant leur couronne. Décidément, le néo-celtisme anglais du XVIIe siècle était bien progressiste, et il n’est pas exagéré de soutenir qu’il travailla sans le savoir aux premières bases des droits de l’homme face aux droits de Dieu (23, 24, 25, 26, 27).
La révolution de Cromwell de 1640 n’arrangea pas les affaires des Antiquarians qui s’occultèrent pendant vingt ans dans les universités d’Oxford, tout en s’agrégeant au fameux Invisible College - lui aussi situé à Oxford - qui comptait parmi ses locataires tous les ressortissants de l’Utopie rose-croix d’Andréae. Il s’agissait de Robert Fludd - qu’il faut situer comme le père de l’Invisible College -, d’Elias Ashmole, de John Wilkins, de Robert Plot, de Thomas Vaughan, de John Locke, de Samuel Hartlieb, et plus tard, de personnages comme Isaac Newton ou sir Christopher Wren.
Dès la restauration des Stuarts en 1660, cet Invisible College, ayant fait allégeance au roi, se vit confier la mission de fonder la très fameuse Royal Society. Les Antiquarians, politiquement plus bridés, firent néanmoins de gigantesques avancées scientifiques, principalement sur la base des travaux de John Aubrey qui élucida le « mystère » de Stonehenge jusque-là attribué aux Romains.
Ce sont bien les membres de cette Royal Society, ayant jumelé dès sa naissance la voie chrétienne libertaire des Rose-Croix avec celle, plus paganisante et politique, des Antiquarians, qui, après quelques phases préparatoires entre 1700 et 1717, mettront en place la Franc-Maçonnerie en juin 1717, restaureront la Society of Antiquarism - interdite depuis Charles Ier - en juillet 1717, et fonderont en septembre 1717 le fameux et méconnu Druid Order.
Ces trois mouvements ont les mêmes fondateurs et possèdent totalement la même identité dans l’espace et le temps, ce qui est compréhensible puisqu’ils ont tous une racine unique: les spécialités scientifiques en pleine évolution de la Royal Society, donc progressistes, passant de l’empirisme à la science dite exacte. Physique et chimie avec Isaac Newton, astronomie avec Edmund Halley, mathématiques avec Désaguliers, archéologie avec William Stukeley, médecine avec Sir Christopher Wren, métaphysique et philosophie avec Lord Warburton, John Toland et John Locke, littérature engagée avec Pierre Desmaiseaux, devinrent des leviers modificateurs de la société. Nous sommes ici en présence de cette génération particulière dite des « Modernes » qui se mirent à travailler à l’émancipation de l’homme face aux obscurantismes par la diffusion des sciences. L’enjeu était d’envergure et particulièrement dangereux pour les pouvoirs politiques et religieux en place: ce fut un projet de société cherchant d’autres bases pour asseoir les légitimités.
La Raison pointait son nez et l’individu était appelé à ne croire qu’en ce qu’il avait expérimenté, et non plus à des codes post-médiévaux dont les bases n’étaient que dogmatiques.
Un chapelet de mouvements analogues fleurit dans le Nord de l’Europe, tant en Grande-Bretagne que dans les Pays-Bas. Londres, La Haye et Leyde devinrent des capitales où toutes les contestations non seulement se réfugièrent, mais trouvèrent aussi une logistique éditoriale afin de diffuser leurs oeuvres très chaudes. La révocation de l’édit de Nantes en 1685 était pour quelque chose dans cet état de fait, car nombreux furent les protestants de deuxième génération réfugiés à l’étranger qui trempèrent leur plume dans l’encre de la vengeance, de la colère et de l’injustice sociale. Pierre Desmaiseaux, Jean Théophile Désaguliers, Pierre Bayle, l’éditeur Prévost furent de ceux-là. L’exil de Saint-Évremond à Londres fut politique, mais son influence sur les mouvements libertins fut considérable (40). Il fut honoré d’une sépulture dans l’abbaye de Westminster.

2. Le néo-druidisme anglais du XVIIIe siècle à partir de 1717 (33)

La première expression réalisée d’un néo-druidisme est bien ce Druid Order fondé en 1717 à la taverne du Pommier. Néanmoins, c’est à Oxford, vers 1650, sous l’impulsion de l’Antiquarian John Aubrey, que nous pouvons en situer le germe dans le très mystérieux « bosquet » de Mount Haemus. Tout semble tourner autour de ce sympathique archéologue qui, à la fin de sa vie, avouait volontiers que ses travaux avaient quelque part fait de lui un druide moderne. Il avait l’estime de tous les membres de la Royal Society et participait à leurs travaux très humblement. Ses amis étaient Ashmole, Plot, Wilkins, Llwydd, les frères Gale, Desmaiseaux.
Dans les années 1690, bien que les travaux philologiques sur les langues celtiques aient continué après Wilkins avec ceux de Llwydd, bien que les frères Gale aient rassemblé toutes les recherches accomplies à l’Harleian Library, bien que les travaux d’Aubrey aient eu une large diffusion, l’Antiquarism sous contrôle depuis 1660 avait perdu quelque peu de son esprit combatif et contestataire. Toujours à Oxford, un événement va se charger de remédier à un tel état de fait.
En 1694, un étudiant irlandais va venir compléter ses études et se liera d’amitié avec le vieux John Aubrey: il s’agit de John Toland que l’on peut dès lors considérer comme l’héritier spirituel du vieux professeur (30 et 40). John Aubrey s’éteignit tranquillement en 1697.
Toland n’est pas un historien ou un archéologue, mais un philosophe très engagé et un polémiste. Proche du parti whig et de ses thèses pré-républicaines, catholique, puis anglican puis panthéiste à la mode de Giordano Bruno et de Spinoza, Toland va réinsuffler le vent du combat progressiste en reprenant à son compte le vieux bosquet de Mount Haemus et en devenant le premier Grand Druide du Druid Order entre 1717 et 1722, date de sa mort. Notons pour mémoire que le bosquet de Mount Haemus se trouve toujours aujourd’hui au coeur du Druid Order anglais, ce qui relie traditionnellement ce dernier à la grande époque de l’Invisible College des années 1650.
Dans son testament philosophique de 1720, le Pantheisticon, Toland propose un retour à la sagesse antique des platoniciens sur un fond de panthéisme spinozien, et il utilise cette toute nouvelle et révolutionnaire matière celtique comme une étrave pédagogique (14, 15, 30). L’ennemi premier est l’impérialisme religieux du Vatican, cause de tant de massacres et de guerres. Le deuxième ennemi, ce sont les mauvais rois qui utilisent le dogme oppressif pour asseoir un pouvoir non justifié. Son bras droit, Pierre Desmaiseaux, deuxième fondateur du Druid Order, ex-secrétaire de la Royal Society, agent littéraire de l’éditeur Prévost de Londres, édite les oeuvres de Pierre Bayle et collationne celles de Saint-Évremond. Le jeune William Stukeley, antiquarian de renom et troisième fondateur du Druid Order, relance toutes les recherches sur les mondes celtiques. L’équipe est au complet et s’engouffre dans la multiple et complexe contestation culturelle qui oppose le Nord et le Sud de l’Europe.
Ce néo-druidisme va croître et se diversifier. Aujourd’hui, il fait partie des institutions anglaises auxquelles participent les membres de la famille royale. La reine Élisabeth, son fils Charles, le prince de Galles, en font partie. Winston Churchill en fit aussi partie.
Il faut citer ici quelques-unes des diversifications et scissions druidiques anglaises et en extraire les significations principales.
En 1792, à Primerose Hill, Edward Williams, de son nom de druide Iolo Morganwg, crée par scission la première Gorsedd de Galles en reprenant les travaux très paganisants de l’oxfordien John Wilkins (Invisible College de 1650) et édite les Mabinogion. Thomas Payne fut un de ses amis et propagateur de ses thèses aux États-Unis; il fit souscrire George Washington à la première édition des Mabinogion. Payne participa tant en France qu’aux États-Unis à tous les mouvements révolutionnaires. Tous les Gallois furent des admirateurs bruyants des valeurs de la Révolution française.
Henry Hurle fonda, quelque temps après, un autre groupe druidique plus « socialisant » qui, en 1833, mit en place avec succès la première mutuelle au monde qui eut des millions d’adhérents dans tout le Commonwealth jusqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale où l’Angleterre mit son système de sécurité sociale en place.
Si nous mettions dans une perspective historique, afin d’en tirer les valeurs communes, Sir Cotton, John Selden, John Wilkins, John Aubrey, John Toland, Iolo Morganwg, Thomas Payne, Henry Hurle, que pourrions-nous voir?
Ils travaillèrent tous sur les valeurs du monde celtique et forestier; ils s’engagèrent tous sur les valeurs les plus progressistes et anti-impérialistes de leur temps; ils furent tous des adeptes des valeurs des révolutions, quelles qu’elles soient, pourvu qu’elles se rapprochassent de la notion de démocratie; ils furent tous des adeptes des droits individuels; ils combattirent tous avec ferveur toutes les formes encore en activité des obscurantismes post-médiévaux.
N’est-ce pas ce que nous retrouvons comme trame de fond chez les Carbonari du XIXe siècle?

3. Le rite forestier français de monsieur de Beauchesne (1747)

N’en déplaise à quelques historiens à la mode, nous sommes de ceux qui croient que ces mouvances néo-druidiques outre-Manche - et particulièrement l’héritage panthéiste de Toland - participèrent au déisme anglais si particulier de la première moitié du XVIIIe siècle, et que ce mouvement se transféra en France dans le développement plus tardif (1725) de la maçonnerie continentale.
Nous évoquons comme une des preuves d’un tel état de fait le petit ouvrage écrit en français, La Relation apologique de l’histoire des Francs-Maçons, édité à Londres et à Dublin en 1738, et qui n’est rien d’autre qu’un plagiat in extenso du Pantheisticon de Toland. Sans nul doute, sa vocation fut de toucher le lectorat maçonnique français de cette époque, et le fait qu’il ait été édité à Londres par Prévost et Desmaiseaux appuie cette thèse.
La confirmation de cette imprégnation nous est donnée par la mise en place en France, vers 1747, d’un rite forestier mixte - le Druid Order le fut aussi dès sa naissance, ce qui est une particularité notoire à cette époque - de Fendeurs et de Fendeuses (3, 4 et 5). Les rituels sont extrêmement paganisants et ne contiennent aucune connotation judéo-chrétienne; l’invocation se fait au Prophète des Forêts. Les réunions avaient lieu « au centre de la forêt du roi ». Indubitablement, nous pouvons assimiler ce rite à un alter ego français du Druid Order anglais dans lequel nous retrouvons des traces du Pantheisticon de Toland: « Le Ciel est mon père, la Terre est ma mère » etc.
Pourtant, monsieur de Beauchesne n’est pas l’exemple d’un maçon philosophe et idéaliste. Il est connu pour son mercantilisme; il vendit aux plus offrants des patentes et des grades inventés par lui, et aucune de ses inventions n’eut la chance de lui survivre après 1773 (naissance du Grand Orient de France) comme ce fut le cas pour le rite forestier. Ce dernier, d’ailleurs, ne fut pas inventé par Beauchesne, mais seulement capté par lui à la suite d’une transmission accomplie par un responsable des Eaux et Forêts du comté d’Eu. Les rituels dudit rite viennent de traditions ancestrales des forêts situées entre Caen et Rouen, près d’Eu, où une verrerie, du nom du Courval, employait un grand nombre de forestiers pour alimenter les fours, mais aussi pour obtenir de la fougère à brûler, indispensable pour la fabrication du verre. La région de Fougères eut une activité analogue durant des siècles.
Même si ce rite « rural » eut quelque succès et se répandit rapidement dans différentes régions de France, nous ne savons pas grand-chose sur ses membres, ses travaux, ses orientations philosophiques et éventuellement politiques. En tout état de cause, il peut être assimilé à une des formes de libertinisme de ce temps, à cause des tabous sur la mixité qu’il brisait d’entrée... ce qui ne veut pas dire qu’il fut un « club » de rencontres assimilable, en Angleterre, au très chaud Hell Fire Club (le club des Feux de l’Enfer) du duc de Wharton.
Soulignons enfin que cette reprise éthique paganisante ne pouvait que faire frémir d’horreur tous les catholiques, que ces derniers soient gallicans ou romains. Ce rite forestier fut certainement inclus dans les motivations secrètes de la deuxième excommunication, Providas, de 1751. En effet, il laissait sous-entendre un refus total de la théologie de la « faute originelle » sur laquelle toute la dogmatique chrétienne était basée. En ce sens, ce petit rite forestier venait rejoindre le vaste mouvement de contestation libertaire issue de la génération des Modernes anglais et le clin d’oeil à John Toland est pour ainsi dire clair.
Notons toutefois que cette « maçonnerie du bois », si particulière, porte toutes les marques d’une transmission corporative tardive et, par là, plus limpide que d’autres. Elle se mettait sous la haute protection d’un héritage de François Ier dont on raconte la légende suivante:
« Le roi de France, François Ier, chassant en forêt de Val-de-Loire, tombe furtivement sur une réunion rituélique des Charbonniers. Il demande à subir les épreuves, ce qui lui est immédiatement accordé.
« Le roi, s’étant par inadvertance assis sur le billot servant de trône au Père-Maître, celui-ci l’en déloge en prononçant la phrase passée à l’état de proverbe: Charbonnier est maître chez lui. »
Il est souvent dit que c’est à partir de ce moment-là que François Ier prit l’habitude d’appeler ses proches « mon Bon Cousin » ou ma « Bonne Cousine ».

4. Le rite français dit d’« Alexandre-la-Confiance »
(1760-1790)

Le petit rite forestier « païen » de 1747 laissa rapidement la place à un homologue christianisé dès les années 1760 dans une expression qui prit le nom du rite du « Grand Alexandre-la-Confiance ».
Plus de Prophète des Forêts, plus de couronne de chêne, mais nous assistons à leurs remplacements par le Bon Cousin Jésus et la couronne de laurier, plus romaine. Pourtant, nous ne pouvons nier que ce rite incarne, sans le moindre doute possible, la continuité de la maçonnerie spéculative, rurale et forestière sur les bases du rite de 1747.
Nous pensons que cette christianisation du rite n’est pas un phénomène à part dans la maçonnerie de cette époque, qui subit une véritable évangélisation dès 1751 afin d’en canaliser les extravagances (22 et 28). Beaucoup de maçons jugeaient préférable d’être en conformité avec les pouvoirs religieux et politique - le royaume de France était royaliste et catholique gallican - afin de promouvoir plus sereinement et sans tracas policiers la croissance de l’ordre maçonnique (voir les avatars de monsieur le chevalier de Ramsay avec le cardinal de Fleury en 1738). La mise en place fédératrice du Grand Orient de France en 1773 et la codification de nouveaux rites de tradition française, comme le rite français (1783-1786), le rite écossais rectifié (1782) et l’ébauche du rite de Misraïm (1785) entérinèrent non seulement un retour plus sage vers les trames traditionnelles judéo-chrétiennes (bien que les thèses de Martinez de Pasqually ne soient pas réellement sages) ainsi que l’affirmation d’une tradition maçonnique française spécifique et plus détachée de l’influence anglaise. Cette autonomie ne pouvait que plaire à l’État et les trames traditionnelles à l’Église dans le cadre d’un fragile « moins pire ».
De fait, les anathèmes romains cessèrent de tomber dès cette période et il faudra attendre, au XIXe siècle, les fruits des actions des Carbonari italiens et des Charbonniers français pour que Pie VII (1821), Léon XII (1825), Pie VIII (1829) et Grégoire XVI (1832) réagissent religieusement par condamnations interposées aux troubles politiques causés par les mouvements maçonniques. Il en sera de même pour Pie IX en 1846 à l’approche de la révolution de 1848, ainsi qu’en 1865 et 1869. Léon XIII agira en 1884 contre le positivisme, et en 1902 à l’approche des premiers effets de la séparation des pouvoirs entre l’Église et les États. Toutes les formes de libéralisme furent ainsi condamnées successivement par le Vatican.
Cependant, il ne faudrait pas basculer dans l’excès inverse d’apprécier ce rite d’« Alexandre-la-Confiance » comme un retour à l’orthodoxie catholique, loin s’en faut. Faire du Christ un Bon Cousin Jésus encanaillé au fin fond d’une forêt dans un rite maçonnique encore mixte, relevait d’une forme d’hérésie caractérisée et impénitente qui, un siècle et demi plus tôt, aurait mené les membres vers le plus beau des bûchers.
Ce rite d’Alexandre-la-Confiance eut aussi un certain succès, s’implanta rapidement aux lieux et places du vieux rite de 1747 et gagna de nouveaux territoires particulièrement dans l’Est de la France, pays éminemment forestier dont nous aurons à reparler à propos du carbonarisme français - ou charbonnerie - encore à venir.
Tout en restant sous l’antique patronage de François Ier, cette diversification de la « tradition forestière maçonnique », en se christianisant, se met sous la protection de l’ermite saint Thibault. Il en sera de même pour les Carbonari italiens encore à venir.

Commentaires

Avant d’aborder les Carbonari à proprement parler, il est bon de rappeler les buts que nous nous étions fixés dans ce long, mais nécessaire, préalable sur les traditions forestières.
Nous voulons ainsi nous opposer fermement, et dénoncer ouvertement, tous les groupes néo-druidiques des années 1990 qui avancent des thèses parfaitement contraires et déviantes par rapport à celles qui donnèrent un sens au réveil « éclairé » de cette ancienne tradition depuis le XVIe siècle.
Toutes ces expressions ne sont qu’un abandon pur et simple des idéaux généreux et progressistes dont témoignèrent les véritables artisans du réveil de la « pensée forestière » atlantique.
Que pourraient penser les Aubrey, Toland, Wilkins, Stukeley, Williams, Hurle, Payne d’un tel galimatias réactionnaire, parfaitement contraire non seulement au sens de leurs travaux, mais aussi à la trame philosophique contenue dans les traditions de la « forêt »?


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